Pourquoi s’intéresser aux «sports de nature» ?
Pour commencer quelque part
Cette série d’article représente la première étape d’une réflexion et d’un programme qui vise pour moi à disperser la confusion autour de l’objet de mon intérêt pour un ensemble de pratiques communément désignées par la catégorie de «sports de nature».
Il s’agit d’éclaircir par la confrontation avec divers travaux, principalement issus de la recherche en philosophie et en sciences sociales, les prémisses de mon rapport personnel à ces pratiques, afin de mieux cultiver celui-ci et peut être contribuer à ma façon au développement ou à la diversification des perspectives à l’intérieur de ma discipline. Ce premier morceau prend la forme plutôt scolaire, mais ici relâchée, d’une revue de littérature des travaux en sciences sociales traitant des sports et loisirs de nature dans leurs dimensions environnementales à partir de la notion «d’écologisation».
Point de départ
Dans cette partie, on est encore à la maison, mais on est déjà perdu. Je discute tout seul autour de moi-même pour essayer de déterminer l’objet de mon grattage de tête et de ma bêtise. Comment ne serait ce que commencer à y remédier ?
1. La personne
Au point de départ de mes recherches se trouve une certaine curiosité pour les sports de nature en tant que pratiques environnementales, c’est à dire en tant qu’activités qui auraient pour principe premier la mise en relation et l’interaction sur un mode spécifique à chaque discipline, entre un pratiquant et un élément ou un ensemble d’éléments naturels : des caractéristiques physiques géographiques, les forces dynamiques qui les constitue ou qui les module1,2.
À vrai dire, je ne suis déjà pas tout à fait satisfait par cette appellation et ces éléments de définition conceptuels. Je décide d’en faire usage pour entrer en dialogue avec une littérature préexistante. La catégorie des «sports de nature» est aujourd’hui communément utilisée par les institutions gestionnaires des activités sportives et des espaces de pratique. Depuis 2006, c’est une catégorie juridique définie par l’article L311-1 du code du sport sur la base de critères géographiques :
« les sports de nature s’exercent dans des espaces ou sur des sites et itinéraires qui peuvent comprendre des voies, des terrains ou des souterrains du domaine public ou privé des collectivités publiques ou appartenant à des propriétaires privés, ainsi que des cours d’eau domaniaux ou non domaniaux »
Le terme est aussi entré dans le langage courant où il côtoie des désignations plus anciennes comme les «activités de plein air». Pour ces raisons, on trouve des travaux et tout un sous-champ de la sociologie du sport dédié aux «sports de nature». Nous verrons dans quelle mesure cela peut poser problème, mais pour le moment, afin de trouver matière à penser, utilisons les termes consacrés.
Je précisais mon intérêt en évoquant la dimension environnementale des sports de nature et l’idée d’une mise en relation - encore indéterminée dans ses mécanismes et ses modalités - entre un·e pratiquant·e et des éléments du monde naturel : je ne pense pas que cette formulation soit très éclairante, alors apportons y quelques précisions.
D’abord, je ne compte pas faire grand cas de l’utilisation distinctive de «nature» ou «naturel» : peu importe en réalité que nous parlions de montagne, de chemins balisés, d’une friche industrielle, d’une aire marine protégée ou de structures urbaines ; ce qui m’intéresse en définitive, c’est un certain rapport et une certaine expérience corporelle de l’espace et des habitats.
Ensuite, il est sans doute nécessaire pour mieux situer l’air de mon problème, de savoir que ma confusion a émergée d’une mauvaise confrontation avec le domaine de l’esthétique et plus encore celui de l’esthétique environnementale. En voulant rendre compte d’expériences passées, je n’y ai rien trouvé de satisfaisant et je suis ressorti frustré par une description de l’appréciation de l’environnement qui m’a semblé désincarnée, passive, transparente, superficielle et sans lien avec aucune théorie bien identifiée de l’expérience générale.
Au contraire, je voyais dans les sports de nature une chose différente de l’expérience picturale et désintéressée de l’environnement : un possible répertoire de rapports au monde actualisé, de pratiques corporelles enracinées dans les espaces, au delà du simple jeu ou de la contemplation ; en somme, le potentiel pour des manières singulières et originales d’exister ici et là, mais qui peut être manque d’être assez reconnu, d’être exploré rigoureusement, et par là, qui manque d’être développé de façon appropriée.
En outre, je pense que les pratiques qui m’intéressent peuvent être plus d’une chose, mon but n’est pas de découvrir quelque véritable essence ou caractère des sports de nature ou d’autre activité, mais plutôt de mettre à jour et développer une conception de ces pratiques qui n’existe aujourd’hui que marginalement, confusément et dont la formulation rencontre des obstacles.
Par obstacles, je veux en fait parler des agents et des institutions qui travaillent à définir les pratiques, le genre d’expérience qui y est reconnu et valorisé, le type de ses pratiquants, l’orientation choisie, la communication qui en est faites, tout ce qui determine en bref le visage d’une pratique donnée dans l’espace social. Je peux dire à ce sujet que je suis globalement peu satisfait du discours qui entoure les pratiques auxquelles je prends part. La plupart du temps, j’en suis tout à fait accablé. Rien d’exceptionnel à cela ; évitons dès maintenant de fonder nos critiques sur de mauvaises prémisses et inspirons nous de l’esprit de prudence qui transparait dans ce commentaire de Bernard Lahire3 :
« Les commentaires des tableaux statistiques présupposent trop souvent que le pratiquant d’une activité entretient nécessairement un rapport d’adhésion totale à l’activité, et que toutes les propriétés de l’activité sont en harmonie avec les dispositions incorporées du pratiquant. Or, toute description un peu précise des rapports aux activités (de travail, de loisirs, de culture…) remet en cause une telle présupposition »
Si nous ne sommes pas condamné à l’adhésion totale à nos activités, nous pouvons quand même regretter le caractère hégémonique de certains discours lorsqu’ils entendent définir pour tous un genre d’expérience ou de raison fondamentale de la pratique. Dans les cas qui m’intéressent, j’aurais aussi tendance à penser que ces discours peuvent rendre compliqué le développement de conceptions alternatives ou même simplement être un obstacle à l’appropriation des pratiques par les pratiquants au niveau individuel, à différent niveau de réflexivité. On aurait donc affaire à des cadres de pratique potentiellement excluants car rigides.
Il faut ajouter à ceci que les conceptions distinctes et la diversité des cultures sportives individuelles ne coexistent pas sans rapports, mais se trouvent souvent opposées. Cela signifie qu’en cherchant à développer un potentiel sous-traité de ces pratiques, je me trouverai souvent en opposition avec d’autres agents de définition des pratiques (des fédérations, des associations, des personnalités influentes) dont la critique sera un guide et un appui pour notre enquête. C’est pour cette raison que la première étape de ce projet prend la forme d’une revue de littérature de sociologie du sport : Nous allons devoir nous intéresser à l’état du monde !
Revenons maintenant sur cette idée de relation ou d’expérience. Plus que pour d’autre types d’expériences physiques ou sportives, on dirait que parler des motivations des pratiquants et de l’expérience vécue dans les sports de nature, la communiquer, c’est parfois amener la langue courante à ses limites, se heurter à des lieux communs, ou au moins demander un certain effort introspectif. Pour le chercheur en sciences sociales, la description des expériences vécues représente ainsi un défi théorique et méthodologique considérable4.
L’absence de cadre d’interprétation sportif familier représente selon moi la première difficulté. Ici, il n’est pas question de confrontation, de victoire, de défaite ou d’une mesure donnée de la performance. Calquée sur l’opposition entre pratique de compétition et pratique de loisirs, on entends souvent la recherche de performance opposée à la recherche de plaisir, mais je ne pense pas que cette notion de «plaisir» nous soit d’aucune aide. Le plaisir (si on fait semblant de croire un moment que nous parlons d’une chose précise ou bien identifiée) n’est pas exclusif à un type d’expérience en particulier : déclarer qu’une pratique est guidée par une recherche de plaisir, ce n’est rien dire de cette pratique.
Je tiens à rappeler une dernière fois la raison de mon intérêt initial pour les sports de nature : je cherche à explorer les potentialités de ces activités à constituer un type spécifique de pratique, d’usage et d’appréciation du monde environnant que j’ai échoué à reconnaître par la seule caractérisation esthétique classique. Pour cette raison, ma recherche comporte un biais environnemental manifeste. Certes, parler de «l’expérience de» c’est nécessairement inclure les conditions de l’expérience tout court, et je suis bien maudit pour cela car je sais déjà où ce genre de problème me mène, mais si je suis en mesure de contrôler mon attention comme je crois en être capable, alors j’entends bien la diriger droit sur les formes du monde plutôt que sur moi !
À propos du caractère «environnemental» des pratiques discutées, il n’est pas de raison d’être confus quant au sens qu’il doit prendre ici, car si originellement j’entends bien m’intéresser à un rapport à l’espace environnant, celui ci ne manquera pas d’apparaître et d’être discuté sur le mode de la préoccupation écologique. Le choix de notre objet premier dépendra justement de la volonté de bien comprendre le lien qui existe entre les deux principales significations de ce terme.
L’expérience offerte par ces pratiques nous apparaît pour le moment comme un vécu entre soi et le monde, qu’il s’agirait d’apprivoiser, comprendre et de développer pour soi même ; plus encore, ce vécu deviendrait un objet d’étude. Bernard Kalaora5, dont on développera un peu plus tard les thèses, identifie il y a une vingtaine d’année maintenant un «tournant sensoriel» dans les loisirs et sports de nature : les transformations de ces pratiques influeraient la nature des recherches en incitant les chercheurs à «passer d’une approche fonctionnaliste et culturaliste à une approche phénoménologique, organique du vécu».
Cependant, on n’accepterait pas en sociologue de réduire l’intimité et la diversité de ces expériences à une individualité détachée et «authentique» ou encore à une expérience purement corporelle, dénué de représentations : l’individu est socialisé ; les pratiquants ont une trajectoire, une situation ; leurs «motivations», leurs «dispositions», leurs engagements dans des pratiques de nature s’ancre dans le monde social ; ils existent au prisme d’idéologies et de visions du monde situées6.
Plus particulièrement dans le cas des sports de nature, on peut faire l’hypothèse que chaque pratiquant dispose de fait de représentations à caractère environnemental, se positionne par rapport à des types de discours environnementaux et écologiques (plus encore aujourd’hui où chacun est amené à prendre conscience de l’ampleur la crise environnementale) : des représentations, positionnements, pratiques, habitudes, discours qui participent à caractériser son expérience et lui donner le sens qu’elle a.
En somme, d’une part parce que les sports de nature se définissent d’abord par la mise en relation par l’activité physique d’un pratiquant et d’un environnement perçu comme naturel, et d’autre part parce qu’on entend que la démocratisation et le développement de ces pratiques pratique soulève des enjeux de durabilité écologique, la pratique d’un sport de nature amènerait nécessairement ses pratiquants à se situer activement ou non, à différent degrés de réflexion et d’intégration, par rapport au caractère environnemental de leur activité, de leur expérience individuelle, ainsi que par rapport aux potentielles répercussions environnementales de ces activités. Ce sera du moins notre supposition de départ.
Nous ne pouvons cependant pas nous contenter de nous limiter à l’échelle du pratiquant. Si l’approche «phénoménologique» (je suis déjà sceptique quant à l’utilisation élargie de ce terme) de l’expérience des pratiquants de sports de nature permet d’identifier la singularité des expériences vécues, il ne faut pas perdre de vue que les sports de nature sont également des activités organisées, souvent pratiquées en club ou en groupe plus informels, qui disposent de leurs propres institutions et organismes, principalement les fédérations sportives nationales et internationales, les associations et les prestataires, qui donnent lieu à des évènements et à une communication. J’ajouterai également par rapport à ce dernier point l’importance de certains athlètes de haut niveau, ancien athlètes ou personnalités qui peuvent gagner assez d’influence pour diffuser un discours sur leur pratique.
En résumé, tout intime qu’elle soit, la pratique des sports de nature fait l’objet d’une organisation et d’une institutionnalisation qui distribue au sein d’une large communauté plus ou moins formelle les moyens et la légitimité à définir et orienter le contenu et la signification des pratiques. Bien sur, on peut aussi remarquer que la critique et la distanciation des discours institutionnels est une constante dans ces milieux sportifs : on dépend de la fédération, mais on se moque bien de sa communication, du foutoir administratif qu’elle produit, de ses vaines tentatives pour garder le monopole sur une pratique que beaucoup organisent de façon autonome. Ainsi on aurait tord de minimiser l’importance des frictions et des luttes qui se jouent pour la définition des pratiques. C’est pour cette raison que cette recherche, a priori plus intéressée par l’appropriation, le développement et la mise en application de concept plutôt issues de la philosophie, ne peut se passer de la sociologie du sport et des sciences sociales de manière plus générale. C’est aussi pour cette raison que la première partie de ce projet est spécifiquement dédiée à la revue de travaux de sociologie.
2. La littérature scientifique
Je pense avoir identifié ci-dessus deux éléments structurels de mon intérêt intellectuel a priori pour les sports de nature :
- Le caractère essentiellement environnemental de l’expérience des sports de nature, c’est à dire le niveau d’intégration des questionnements environnementaux — dans un sens aussi bien relationnel qu’écologique — à la pratique concrète de ces activités
- La dialectique entre la diversités des vécues et représentations intimes des pratiquant en action et la socialisation, l’institutionnalisation des pratiques
Je reconnais que le fait de présenter en un seul point la signification relationnelle et la signification écologique (au sens du souci écologique ou de l’écologie politique) de la notion d’environnement peut sembler curieux tant ces deux interprétations appellent des programmes distincts, mais ce n’est pas tant la pertinence d’une théorie qui est en jeu pour le moment que celle d’un dispositif heuristique qui se soucie surtout de convertir un système d’intérêt a priori et confus en un programme de lecture fertile. Le fait est que mon expérience personnelle des sports de nature a vu se rencontrer et interagir ensemble des éléments très divers et dont le rapport au politique s’est fait de plus en plus évident. En aucun cas donc, nous ne chercherons à nous échapper du monde.
Comment aborder la littérature sociologique sur les sports de nature à partir des deux éléments mentionnés ci-dessus? En parcourant la littérature, il m’a semblé que la notion d’écologisation représentait un bon point de départ pour aborder ces questionnements. Plus spécifiquement, c’est un article de 2001 du sociologue Bernard Kalaora5 qui fera office de point d’entrée dans la littérature. Kalaora est un contributeur important de la sociologie de l’environnement française, qui s’est surtout illustré par sa volonté de faire profiter son travail au développement de l’action publique en matière d’environnement. Le point de vue qu’il donne à voir ici marque une certaine rupture avec ses premiers travaux bourdieusiens puisque les dynamiques de classe et les questions de distinction sont écartées au profit d’une nouvelle théorie censée faire acte de la démocratisation des loisirs de plein air.
Selon Kalaora donc, les activités que l’on désigne de façon contemporaine de «sport de nature» n’ont pas toujours eu la même signification sociale. Ainsi on observerait au tournant du XXIe siècle un processus de redéfinition du sens commun, une «écologisation de la pensée» caractérisée d’abord par un «imaginaire social de protection» et un «nouveau culte de la nature». Dans les loisirs, ce processus correspondrait à la naissance d’un nouveau «besoin de nature» qui structurerait jusqu’à aujourd’hui le développement des sports de nature.
Cette reconstruction de la dynamique contemporaine des sports de nature fait bien apparaître les éléments structurels de mon intérêt confus : intégration aux pratiques d’un souci écologique, recherche d’un vécu polysensoriel intense au contact de la nature, institutionnalisation des pratiques accélérée par leur démocratisation et massification. Attachons nous donc à restituer le progrès et l’actualité des recherches sociologiques sur l’écologisation des sports de nature afin de commencer quelque part et voir où ça nous mène. Remarquons que ce choix ne dérive pas d’une prémisse qui considérerait l’écologisation comme un phénomène prêt à être saisi par tous pour servir d’objet d’étude. Plus qu’autre chose, je me trouve plutôt sceptique quant à sa construction première, mais peu importe pour le moment ; l’idée est de se saisir d’un concept proche de mes intérêts, de le commenter et d’en observer le destin scientifique.
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Booth, D. (2018). Nature sports: ontology, embodied being, politics. Annals of Leisure Research,23, 19‑33. ↩︎
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Krein, K. J. (2014). Nature Sports. Journal of the Philosophy of Sport, 41, 193‑208. ↩︎
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Lahire, B. (2007). 11. Dispositions et contextes d’action : le sport en questions. In L’esprit sociologique (p. 308‑321). La Découverte. ↩︎
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Fendt, L. S., Wilson, E., Jenkins, J., Dimmock, K., & Weeks, P. (2014). Presenting phenomenology: faithfully recreating the lived experiences of Surfer Girls. Annals of Leisure Research, 17, 398‑416. ↩︎
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Kalaora, B. (2001). À la conquête de la pleine nature. Ethnologie française, 31, 591‑597. ↩︎ ↩︎
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Lahire, B. (2013). Dans les plis singuliers du social: individus, institutions, socialisations. La Découverte. ↩︎